Ethique et technologie de la langue : réagir ou contourner ?

Les promoteurs de ce blog ont remarqué le peu d’entrain de la communauté scientifique à s’attaquer au sujet Ethique et TAL, que ce soit dans ce blog ou dans d’autres initiatives. Or, nous voyons après enquête (voir Résultats de l’enquête Ethique et Traitement Automatique des Langues et de la Parole) que beaucoup de gens sont conscients de la gravité du sujet, et pensent qu’il faut faire quelque chose. Cela souligne l’écart entre les déclarations et les faits.

Je voudrais ici creuser ce sujet de l’éthique pour le TAL qui provoque à la fois une mobilisation d’un très petit nombre, une méfiance sourde de la part de certains, mais surtout un immense silence de la part de la quasi-totalité de la communauté. Comment analyser ces réactions : petit nombre se déclarant pour ou contre, et immense majorité ne se prononçant pas. Le phénomène n’est pas nouveau, on le retrouve dans beaucoup de domaines, sur de très nombreux sujets, mais je pense qu’il est intéressant de l’analyser précisément pour le cas particulier de l’éthique en TAL, car cela peut permettre de faire évoluer les lignes. Explorons l’arbre des possibilités, pour un chercheur en sciences du langage impliqué dans le traitement automatique de la langue.

  1.  je ne suis pas conscient que mon activité peut impliquer des problèmes éthiques. Ce cas est plus fréquent qu’on peut ne l’imaginer (et ne vous concerne pas, puisque vous êtes en train de lire un post sur un blog qui s’appelle Ethique et TAL !) ; en effet, nous sommes dans un domaine où les atteintes à l’éthique ne sont pas évidentes, mis à part certains cas comme par exemple les dossiers patients dans le domaine du biomédical ou l’identification de la voix dans un contexte judiciaire, ou des problèmes de plagiat ou de bidonnage de résultats. Les affichages des instances (le COMETS, la CERNA ) ont une faible implication pratique. De plus, rien (ou presque) n’est fait dans la formation du chercheur pour le sensibiliser aux problèmes éthiques : l’enseignement de l’éthique pour les futurs professionnels de la recherche est .. étique ! Cela est peut-être aussi renforcé par la course aux publications, qui laisse peu de temps aux jeunes chercheurs pour se poser des questions ; ensuite, le pli est pris.
  2.  je suis conscient que mon activité peut impliquer des problèmes éthiques, et :

a.  Je réagis positivement, et j’essaye de contribuer à la résolution des problèmes éthiques. Le nombre de personnes étant petit, la tâche est rude pour convaincre la communauté scientifique. Elle implique souvent de consacrer une partie de sa recherche à ce sujet, afin de pouvoir intervenir dans le cadre naturel du chercheur, c’est-à-dire les congrès, les journaux. Cela prend donc pas mal de temps, et cela réclame un certain courage, mais est-ce que ça vaut vraiment le coup ? C’est la démarche des lanceurs d’alerte, qui apparaît comme militante, et souvent suspecte d’arrière-pensées politiques. Elle peut être vue également comme une attitude rétrograde vis-à-vis de la technologie de manière générale : une telle attitude est stigmatisée, comme la soit-disant « peur du train » qui aurait eu cours au XIXe siècles chez certains docteurs hygiénistes1.

b. Je réagis négativement contre ces initiatives. Cette attitude est rare, mais finalement pas beaucoup plus que l’attitude précédente. Les motivations peuvent être diverses, mais de mes observations, la motivation principale est la suivante : Je vois les gains potentiels en particulier pour moi (ma carrière, mon business) et je décide d’ignorer les risques éthiques, bien que j’en sois conscient. Cette attitude est souvent le résultat de la réflexion que de toute façon, l’avènement des « progrès » technologiques qui posent des problèmes éthiques est inévitable, et que donc, si des dégâts arrivent, autant essayer d’être dans la minorité qui sera « du bon côté du manche ». Si l’on est conscient des risques éthiques, cette attitude requiert également du courage. Il faut être prêt à défendre son point de vue, vis-à-vis de ses collègues et amis ; de plus, rien ne dit qu’une telle attitude ne sera encore plus ostracisée, si le grand public et/ou les décideurs viennent finalement à être sensibilisés au problème. On a là une application tout à fait pragmatique et faussée d’une éthique utilitariste à l’anglo-saxonne : je fais de la science, la science est bonne, je peux faire plus de science en utilisant des techniques que certaines personnes considèrent comme non-éthiques, alors que les risques ne sont que potentiels ; je considère donc que la balance est positive, donc ce que je fais est éthique !

c. Je reste neutre. Je suis conscient, mais je ne vois pas comment m’impliquer. Comme pour d’autres problèmes d’ampleur (réchauffement climatique, guerre, ressources limitées), une initiative locale et individuelle paraît complètement disproportionnée et inefficace, face à l’inertie des décideurs politiques ou ici institutionnels. Si je suis amené(e) dans mon activité à me confronter directement à un problème d’éthique, alors soit je vais infléchir celle-ci de façon à contourner le problème, soit j’adopte le point de vue de mon labo, ou de ma tutelle, ou de mon directeur de thèse. Si mon activité ne touche pas directement un problème d’éthique, je me limite à des déclarations d’intérêt, en me reposant sur les instances dites « supérieures ». Là, pas de problèmes vis-à-vis de la communauté, de ses collègues, au prix cependant de devoir peut-être orienter différemment sa recherche.

On voit donc que l’attitude « intelligente », celle qui préserve à la fois la bonne image qu’on peut avoir de soi, et le respect de ses pairs et collègues, est l’attitude neutre.

J’ai observé un cas pratique de ce phénomène, lorsque nous avons soulevé, avec certain(e)s, les problèmes liés à l’utilisation de la plateforme de crowsourcing payant Amazon Mechanical Turk (AMT). Nous avons alors fait face à cette attitude dans la communauté du TAL et de la parole. La plupart des gens interpellés admettent les risques, quelques rares personnes défendent le modèle, mais en pratique très peu font de manière explicite quelque chose (article, conférence, système alternatif) pour essayer de pallier les défauts du système. Aujourd’hui, dans la pratique, nous ne pouvons pas dire que la communauté n’utilise plus AMT, loin de là, mais nous n’observons pas l’explosion du nombre de papiers utilisant le crowdsourcing en faisant la course à l’échalote de celui qui arriverait à produire le plus pour le moins cher, tel que nous l’avons vu il y a quelques années. Est-ce, comme pour ces personnes qui sont venus me dire dans des conférences qu’elles me me remerciaient de publier sur le sujet, car elles pouvaient ainsi opposer des articles scientifiques à leur hiérarchie qui les enjoignait d’utiliser AMT, que les chercheurs ont évité l’utilisation, sans ostentation, que ce soit par peur de la polémique ou par conviction ? Je ne sais pas, mais j’ai l’impression que les personnes utilisant la myriadisation du travail parcellisé ont intégré cette dimension de risque éthique, et soit s’abstiennent, soit l’intègrent de manière minimale dans leur travail (au niveau de la rémunération, du choix du site, de la méthode d’exclusion des travailleurs non fiables, etc).

Pour résumer, en s’appuyant sur l’exemple d’AMT, on voit donc qu’une mobilisation pour mettre en lumière des problèmes éthiques peut aboutir au fait qu’un certain nombre de chercheurs devenus conscients, orienteront différemment leurs recherches, mais sans bruit. Il ne faut pas forcément se polariser sur les deux populations qui sont prêtes à polémiquer, ceux qui se lèvent pour dire oui ou non ; ces deux attitudes ont un coût qui peut s’avérer trop lourd, en particulier pour de jeunes chercheurs. Dans ces conditions, ne nous désespérons pas d’être peu nombreux à nous mobiliser, mais regardons pragmatiquement l’impact sur le domaine.


1. Cette « peur du train » est un mythe, et n’a jamais vraiment existé, voir Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, éd. Du Seuil, 2012.