Grand Débat : que peut l’analyse automatique des contributions ?

A l’heure où le président de la République s’apprête à annoncer ce qu’il a retenu du Grand Débat qu’il a lancé il y a quelques mois, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur comment a pu être analysée la très grande masse de contributions qui ont été émises à cette occasion.

Le gouvernement a en effet annoncé que cette procédure inédite de consultation avait réuni 500 000 contributeurs sur la plate-forme en ligne, 500 000 contributions par le biais des cahiers de doléances ouverts dans chaque mairie, et 500 000 participations dans le cadre de réunions locales qui ont fait l’objet de notes synthétiques de restitution… Pour analyser toutes ces contributions, les organisateurs du Grand débat ont mis en avant l’apport de l’Intelligence Artificielle et du Traitement Automatique des Langues : toutes les contributions seront analysées automatiquement, par des comptabilisations d’occurrences de mots. Cette analyse automatique sera réalisée par OpinionWay et son sous-traitant Qwam.

Dès lors, on peut s’interroger sur les limites de cette analyse automatique. Tout d’abord, notons que l’outil informatique peut permettre, même avec des décomptes assez basiques, d’extraire de l’information de cette masse de données. C’est ainsi par exemple que les Décodeurs du Monde ont pu montrer dans une petite étude que, par delà le succès annoncé de la consultation, nombre de contributions ne sont soit que des messages extrêmement brefs, ou bien sont le résultat de multiples copier-coller de la part de participants qui ont sans doute bien détecté l’effet déformant d’une analyse purement statistique des contributions.

Mais même si l’on réalise un pré-traitement pour éliminer les doublons ou les contributions limitées à 3-4 mots d’invective, comment le TAL peut-il faire émerger du sens à partir de contributions textuelles non structurées ? Cette question, c’est la problématique scientifique de la fouille d’opinion (opinion mining en anglais) sur laquelle se repose le gouvernement. Dans la perspective d’une IA permettant une aide à la décision efficace, de plus en plus d’entreprises (parmi lesquelles OpinionWay) se sont positionnées sur ce marché. Pourtant, à ma connaissance, les résultats ne sont pas là : songez par exemple que les techniques mise en œuvre peinent le plus souvent à gérer la présence d’une négation dans un texte. Dans cet article, Hugues de Mazancourt, très bon connaisseur du domaine et contributeur à ce blog, nous explique avec des exemples concrets les limites de la fouille d’opinion telle qu’elle sera mise en oeuvre par OpinionWay. Rien de nouveau sous le soleil, sous le terme marronnier des « Intelligences Artificielles », on ne cause que d’assez banales statistiques lexicales. Une fois encore, nous sommes en présence d’annonces miraculeuses sur les capacités de l’IA et du TAL, et une fois encore (l’histoire des sciences ne nous apprend dont-elle rien ?), on ne rend pas ainsi service à ces domaines de recherche pourtant si intéressants…

Dès lors, pour une analyse plus profonde des débats qui ont agité une partie de la population française ces dernières semaines, on peut se demander si l’Intelligence Humaine n’est pas plus appropriée. C’est en tous cas le pari d’initiatives comme l’Observatoire des débats ou bien La Grande Annotation qui font résonance aux sciences et à la démocratie participatives. Ces initiatives ont certainement leur limites en termes de méthodologie et de représentativité des analyses. Mais celles-ci peuvent être débattues, alors que les réserves sur l’intervention de la fouille automatique d’opinion dans le Grand Débat n’a, à ma connaissance, suscité d’interrogations raisonnées que dans des cercles assez restreints.

Un des grands intérêts du Grand Débat est qu’il va fournir (qu’il fournit déjà, de fait) une masse de données brutes accessible librement et qui nous livre une photographie assez exceptionnelle de l’état d’esprit des français (du moins ceux qui se sont exprimés, nous ne discuterons pas ici de la représentativité des contributions), mais également de leur comportement langagier. Cette ressource intéressera les politologues, les sociologues, les analystes du discours et autres. Mais également le TALN : et si ce Grand Débat, qui nous est parfois présenté comme une démonstration éclatante de la réussite de l’IA, n’était pas pour les années à venir au contraire une base de test inestimable pour étudier, cette fois proprement, et espérons-le sans biais méthodologique, les limites de notre discipline…